Apprendre à lire ? Facile comme du karaoké
Éternelle bête noire de l’Éducation nationale, l’apprentissage de la lecture a trouvé dans le karaoké un allié digital inattendu. Vous chantiez ? Eh bien, lisez maintenant.
L’apprentissage de la lecture est l’inamovible épine dans le pied du système scolaire français. À l’entrée au collège, un élève sur cinq ne lit pas convenablement et, en 2016, la France s’est piteusement classée 34e sur les 50 pays évalués par le Programme international de recherche en lecture scolaire (PIRLS). Pire encore, cette étude, menée tous les cinq ans auprès des élèves de CM1, a montré que les résultats n’en finissent plus de se dégrader depuis sa première édition en 2001.
À la décharge des petits Français, c’est un langage bien compliqué que le leur. À la différence de langues dites « transparentes », comme l’italien ou l’espagnol, où toutes les lettres se prononcent et toujours de la même façon, le français est considéré comme une langue opaque, dont l’orthographe multiplie les pièges de prononciation et de compréhension. Pour lire correctement « fils », il faut savoir ce dont on parle, et on ne peut prononcer convenablement des mots comme « femme » ou « monsieur » que si on les connaît déjà.
Ces singularités du français compliquent encore davantage l’apprentissage de la lecture qui est déjà l’une des tâches les plus complexes demandées au cerveau. Lire à haute voix nécessite en effet l’action simultanée de nombreuses fonctions cognitives (vision, langage, parole, mémoire…), et c’est pourquoi elle est autant un savoir qu’une gymnastique. Des études ont ainsi montré que la compréhension d’un texte était directement corrélée à la fluence, c’est-à-dire la capacité à le lire avec fluidité. Autrement dit, l’apprentissage de la lecture passe aussi par l’acquisition et l’exercice du rythme des mots.
Une approche originale et ludique
Pour développer la fluence, des chercheurs du GIPSA-LAB du CNRS à Grenoble ont eu l’idée de s’inspirer du karaoké, dont le principe permet de travailler cette dimension rythmique sous une forme originale et ludique, complémentaire des méthodes traditionnelles. Leur solution, baptisée Elargir, permet aux élèves de lire un texte avec le double guide d’un narrateur qu’ils écoutent et d’un défilement visuel qui met en évidence au fur et à mesure les mots ou groupes de mots énoncés. Proposée sur tablette, l’application se présente sous la forme d’un parcours de jeu vidéo dont les étapes, constituées d’exercices de plus en plus rapides et complexes, accompagnent la progression des compétences. S’adressant aux élèves du CE1 à la 6e, Elargir comporte quatre niveaux de lecture/difficulté : prononciation des syllabes, sonorité et visualisation des mots, groupement des mots en fonction de la syntaxe et de la ponctuation, et expressivité. Enfin, un système de co-évaluation (les enfants travaillent en binôme) et une intégration aux outils du professeur permet d’insérer Elargir dans le dispositif pédagogique global et de personnaliser les exercices.
Des Investissements d’avenir aux salles de classe
Validé sous une forme rudimentaire auprès d’un groupe expérimental d’élèves de CE2 avec des résultats très encourageants, Elargir fait partie d’un projet plus large baptisé Fluence. Porté par la Délégation Alpes du CNRS en liaison avec l’Académie de Grenoble, Fluence associe une quarantaine de partenaires (laboratoires de recherche, établissements scolaires, collectivités…). Soumis à l’appel à projets e-FRAN (espaces de Formation, de Recherche et d’Animation Numériques), qui vise à expérimenter de nouvelles façons d’enseigner et d’apprendre, Fluence a été retenu parmi les 22 lauréats de cette action financée à hauteur de 19.5M€ par le Programme des Investissements d’avenir (PIA). Ceci a permis à Fluence de disposer des moyens nécessaires pour passer de la maquette d’origine à un produit abouti, robuste et sécurisé. Ce développement a été confié à Atos, qui a apporté sa maîtrise des technologies mobiles mais aussi ses connaissances en matière d’expérience utilisateur. C’est en particulier à Atos qu’Elargir doit son interface « gamifiée » attractive.
Emblématique de la volonté de l’Éducation nationale d’innover et d’explorer grâce au digital de nouvelles voies pédagogiques, Fluence a été cité en exemple par Jean-Michel Blanquer à l’Assemblée nationale. Mais au-delà de cette distinction ministérielle, le succès du projet se mesurera aux progrès accomplis par les élèves. Une prochaine expérimentation à grande échelle – 500 élèves dans 40 classes de l’Académie de Grenoble – devrait permettre d’entrevoir plus clairement le potentiel du karaoké comme outil éducatif.